Puissances de l’habiter

Matériaux pour des écoles de la Terre

19 au 23 août 2019 – Ferme de Lachaud

« Si nous ne retrouvons pas bientôt notre environnement sensuel, si nous ne nous réapproprions pas notre solidarité avec les autres sensibilités qui habitent et qui constituent cet environnement, le coût de notre “commune humanité’’ pourrait être notre commune extinction. De fait, bien des individus et des communautés, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des pays industrialisés, sont déjà engagés dans un tel processus de retrouvailles. Des individus à la formation et aux talents les plus divers – fermiers, physiciens, poètes, enseignants, herboristes, ingénieurs, cartographes – ont tous été attirés par une pratique que certaines nomment ‘’réhabitation’’. Ils ont commencé à devenir les apprentis de leurs lieux particuliers, des régions écologiques qu’ils et elles habitent. »

David Abraham, Comment la Terre s’est tue.

Depuis plusieurs années les rencontres sur la ferme de Lachaud se sont constituées comme un espace de discussion autour de la question des « devenirs terrestres ». Par l’organisation, en 2017, des rencontres intitulées Greffer de l’ouvert, il s’agissait de lancer un nouveau cycle animé par la volonté de poursuivre ces échanges, il s’agissait également de contribuer à l’idée qu’ici nous allions appeler « école de la Terre » ce point précis d’élaboration collective autour des notions politiques et anthropologiques que les termes Terrestres, Terriens, terrestrialité, devenirs terrestres…, concourent à rendre intelligibles.

Du 19 au 23 août 2019 nous organisons de nouvelles rencontres sur la ferme de Lachaud, elles sont intitulées Puissances de l’habiter. Matériaux pour des écoles de la terre. Ces journées se dérouleront en convoquant principalement des approches théoriques, qu’elles soient issues d’expériences de terrain ou des savoirs académiques ou inscrits dans des démarches similaires en marge de celle-ci. Nous proposons que ces rencontres s’inscrivent dans la durée et se présentent comme un rendez-vous régulier pour partager, à différentes échelles de territoire, nos considérations réciproques quant aux présupposés, aux principes et aux catégories fondamentales du politique que nous pensons profondément bouleversés par ce que nous appelons le « paradigme écologique » et devenirs terrestres. 

Mobiliser la question des devenirs terrestres lors de ces rencontres ne consistera pas à encourager de bonnes pratiques ou des usages raisonnable de nos environnements, pas plus qu’il ne s’agira de louer les bienfaits de la « réappropriation » de savoirs traditionnels délaissés ou des pans négligés de notre histoire collective. S’il ne fait aucun doute que c’est dans nos rapports aux temps, aux êtres et aux choses que se joue le lieu d’un bouleversement, parler de devenirs terrestres c’est d’abord convoquer la figure d’un sujet politique, et c’est avant toute chose prendre acte du fait que ce qui oppose nos modes de représentation est une manière profondément différente de nommer le lieu du conflit politique. En d’autres mots ce que nous appelons « matériaux pour des écoles de la Terre » constitue ici, un espace et un temps de partage et de questionnement dont les efforts d’énonciation doivent, en premier lieu, apporter leur pleine contribution aux luttes en cours qui, par la force des choses, remettent en cause la séparation, fondatrice de la modernité, entre nature et politique.

Le travail que nous avons à mener consiste donc à prendre collectivement le temps de former, sentir, et mettre à l’épreuve des mots et des hypothèses que les pensées matérialistes du XIXe siècle ont su élaborer par et avec les classes laborieuses, et que nous devons contribuer à former à propos de la question des devenirs terrestres.

Quelques énoncés

La crise environnementale globale dont l’existence se déploie dans des dimensions inséparablement naturelles, culturelles, sociales, économiques, techniques, et qui bouleversent l’ensemble des catégories traditionnelles qui délimitent aussi bien les champs du savoir que les domaines de l’être, repose avec urgence la question de la possibilité dans nos sociétés d’opérer des changements radicaux.

Parmi les thèmes les plus répandus permettant d’approcher les lignes de conflictualités que nous cherchons à montrer, nous demanderons dans quelle mesure la distinction pure et simple de la biosphère et de la technosphère, de la nature et de la culture, de l’animalité et de l’humanité ne constituent-elles pas l’une des causes de la crise écologique que nous traversons, en remarquant que ces « grands partages » sont, d’ores et déjà, brouillés dans les faits et les pratiques.

À la suite de la définition de ce schème anthropocentrique, prémisses élémentaires aux questions que nous soulevons, nous pourrions ajouter un ensemble d’énoncés génériques qui depuis longtemps organisent les termes sous-jacents, néanmoins prédominants, du conflit politique partout en train de se dérouler : refus de l’agencement cosmopolitique entre le peuple, le droit et la raison instauré par les modernes ; refus de l’unification du « monde » ; refus de la séparation et de l’antériorité du domaine des faits sur celui des valeurs, de la nature sur la culture ; refus du pouvoir de police attribué à la science comme intermédiaire exclusif de la nature ; refus de la prétendue référentialité de l’économie comme science unificatrice des relations sociales, techniques et matérielles. Refus de l’idée d’un anthropos conçu comme entité séparée, figure qui éclipse l’incommensurabilité des modes d’existences…

Saisir quelque chose de la crise politique que nous traversons c’est reconnaître que l’espace social et ses luttes, dont nous attendons qu’elles reflètent avec un peu de clarté les injustices à l’œuvre dans le partage des conditions matérielles de subsistance, expriment autre chose qu’un désir de réorganisation sociale selon d’autres règles. Le principe d’égalité ou la critique de l’appropriation des moyens de production ne résonnent plus comme un horizon compréhensible à la hauteur de la confusion généralisée produite par l’irruption des puissances en actions. Aucune perspective politique adéquate ne semble destinée à répondre à l’annonce quotidienne de l’imminence de la fin du monde si tant est qu’une telle politique puisse avoir un sens.

Ce que le paradigme écologique démontre c’est précisément que non seulement l’espace du conflit politique n’est pas réductible à l’espace social, mais que les catégories même du politique se sont déplacées. Les récentes mobilisations de la notion de monde, non seulement dans la littérature critique et savante, mais davantage encore sur les différents terrains de luttes faisant face au front des destructions environnementales, ne cessent de démontrer qu’il est moins question de défendre des intérêts de classe ou des grands principes écologiques (applicables pêle-mêle par n’importe quelle technostructure) que de défendre un certain sens du lieu, des modes d’existences, des attachements qui sont autant d’épreuves, d’élaborations et d’inscriptions en monde. Autrement dit autant de formes d’habiter. Il n’y a de mondes qu’habités et il n’y a d’habiter qu’en monde. Évoquer les devenirs terrestres c’est convoquer ces puissances politiques de l’habiter et c’est embrasser la résistance terrestre qui partout localement fait face aux puissances techno-politiques globales dont le destin est de se maintenir, au prix de n’importe quel désastre, dans les illusions de la transition, de la production de biens de substitution et dans le contrôle des flux et des masses. Citer l’habiter comme une puissance, c’est aussi mobiliser la question des devenirs terrestres comme une catégorie du politique capable de développer des puissances d’agir et de pâtir, mais c’est surtout affirmer qu’il n’y a d’écologisme conséquent que politique, c’est-à-dire capable de nommer et de se saisir des lignes de conflictualités qui traversent nos mondes.