17.

 

17. “Comme une tempête tropicale” – Erik Bordeleau
Essai d’exfoliation de la forme valeur

Le futur catégorique, le futur proprement dit, se détermine au sortir du présent. C’est sa
position de définition. Qui dit présent clos dit futur catégorique. Et si on quitte le futur
catégorique, c’est qu’on renonce aussi à clore le présent.

Gustave Guillaume

1.
Au cœur de la finance, on trouve un désir de maîtrise et d’immunité. On «fait des économies» pour se prémunir en cas d’infortune et, à ceux qui parviendraient un tant soit peu à échapper à la précarité, on offre des outils de planification en vue d’assurer leur futur, par exemple sous la forme d’une «retraite». Avoir de l’argent nous permet de voir venir, de produire une petite bulle plus ou moins volatile, une sorte d’abri portatif facile à déployer à partir duquel aménager quelques conditions de possibilités pour habiter le présent et affronter les intempéries.

Comme la forme marchandise, la richesse financière recèle quelques subtilités à la fois pratiques et métaphysiques. Elle dépend d’une série de véhicules abstraits pour se préserver dans le temps (pensons, par exemple, à la gamme des produits dérivés), et bénéficie (trop) souvent de régimes d’exception et autres législations de complaisance pour s’accroître dans la durée. On peut se représenter la richesse financière comme une puissance temporelle et météorologique, (c’est-à-dire atmosphérique, turbulente et sujette aux fluctuations), chargée d’options à exercer. L’allemand vermögen est en ce sens fort suggestif. Son champ sémantique inclut à la fois la richesse, la propriété ou les actifs financiers, et l’idée d’une faculté ou puissance partagée, la capacité de savoir ou de faire (l’antonyme unvermögen dénote quant à lui l’incapacité). La potentialité active suggérée par le terme vermögen nous rappelle pourquoi l’œuvre maîtresse de Karl Marx s’intitule « apital » et non simplement « Argent ».

Dans son livre sur l’économie adressé à sa fille, l’ex-ministre des finances grec Yannis Varoufakis a une façon fort imagée de décrire le mécanisme d’émission monétaire et son rapport bien particulier au futur. Les banquiers, explique-t-il, sont les seules personnes qui, dans le monde actuel, sont autorisées à voyager dans le futur pour ramener des unités de valeur dans le présent. De même, dans ses Cartographies schizoanalytiques, Félix Guattari note comment

« es techniques de sémiotisation économique, par exemple par les moyens de monnaies de crédit, impliquent une virtualisation générale des capacités d’initiative humaine et un calcul prévisionnel portant sur les domaines d’innovation – sortes de traites tirées sur le futur – qui permettent d’élargir indéfiniment l’impérium des économies de marchés.» (je souligne)

Guattari décrit ainsi une pratique sémiotique bien particulière, une mise en signe programmatrice et comme plus vraie que nature de par ses capacités d’effectuation et de virtualisation. L’écriture cursive et récursive des marchés détermine une forme de valeur dont la matérialité consiste, étrangement, en une constante intégration du futur dans le présent. De là la teneur furieusement spéculative de nos économies, et la futurisation autoritaire des rapports sociaux qui s’ensuit, comme dirait l’amie Dalie.

Le futur exige d’être écrit, et non prédit, dit quelque part Élie Ayache, ex-trader et poète-philosophe du réalisme orienté-marché. Autre manière pour lui de dire que le marché est le medium par excellence de la contingence: au contact d’un futur dit radicalement incertain, il informe et détermine, il contingente et monétise des états de fait – il produit des formes-de-valeur qui intègrent en leur sein une série de calculs et d’approximations afin de limiter l’exposition au risque et maximiser les profits. Tout ce travail de coupe et de découpe sémiotique, d’anticipation collective et d’évaluation performative tendue sur la pointe d’un présent à la fois intuitif et algorithmique, tout cela finit par prendre la forme apparemment unifiée et intelligible, c’est-à-dire rendue lisible, d’une «économie».

Ce texte témoigne d’une tentative pour produire un savoir à l’épreuve de la finance, c’est-à dire: un espace où penser la question de la valeur et de ses formes sans se détourner de ses inévitables effets de contingentement, tout en essayant d’échapper à l’impératif catégorique de l’économie. L’impératif catégorique de l’économie, c’est bien sûr celui de la croissance et de la profitabilité: le règne de la mesure, de la lisibilité des index, de la commensurabilité statistique. Ces modes de formalisation et de catégorisation sont autant de modes d’organisation qui tendent à s’opposer aux puissances de l’habiter ici convoquées. Comment participer à l’élaboration de formes de vie qui sachent se soustraire aux incorporations valorisantes (et donc, dans une certaine mesure, immunisantes) tout en restant disponible à d’autres usages de la finance? Des formes d’être-ensemble qui ne cherchent pas seulement à être « ranquille d’avance» – résolues, comme dirait Gustave Guillaume le grammairien, à «quitter le futur catégorique» et à ne pas «clore le présent»…

2.

« Like a tropical storm,
I, too, may one day become ‘better organized’. »

« Comme une tempête tropicale,
Moi aussi, je deviendrai peut-être un jour « mieux organisée ».

Cette phrase n’est pas tirée d’un texte plus long. Ce n’est ni un extrait, ni une citation. C’est une histoire en elle-même, une petite machine littéraire tout ce qu’il y a de plus exhaustif et achevé – une mise en intrigue de plein droit. Elle est tirée des « Collected Stories of Lydia Davis », section « Varieties of Disturbance ». Je prefererais en honorer la brièveté en l’épargnant d’un commentaire qui risquerait d’entamer son autosuffisance poétique. Mais il me faudra tout de même en déplier quelques propriétés, génétiques, fabulatoires, pharmakoniques, et décrire un peu la situation dans laquelle elle s’est insérée. Le microrecit m’aura en effet servi d’amorce pedagogique, ou plus exactement, d’appat pour le sentir ou lure for feeling autour duquel s’est articule un séminaire que j’ai enseigne a l’automne 2019 et a l’hiver 2020 a la School of Disobedience (théâtre Volksbuhne, Berlin), un séminaire intitule « ryptoeconomie et changements climatiques : design spéculatif pour l’Aerocene ». Le séminaire visait a contribuer au changement de paradigme civilisationnel dans lequel nous sommes engages. Il s’agissait, pour faire court, de repenser la question de la valeur « à la fin de l’économie », suivant le beau titre d’un ouvrage de Brian Massumi, en explorant de nouvelles méthodologies pour écologiser nos imaginaires techno-sociaux, organisationnels et financiers. Le séminaire s’est déroulé en partenariat avec le projet Aerocene, une initiative de l’artiste Tomas Saraceno portée par une communauté d’artistes, de scientifiques et de chercheurs transdisciplinaires en tous genres intéressés a interroger l’Anthropocene par le biais du medium de l’air. L’idée est de générer une nouvelle aísthêsis atmosphérique, une autre manière d’éprouver notre etre-au-monde aérien – n’habitons-nous d’ailleurs pas au fond d’un océan d’air, comme l’avait déjà note en 1644 l’inventeur du baromètre a mercure, Evangelista Toricelli?

Avec une remarquable économie de moyens, la phrase-systeme de Lydia Davis parvient a établir une zone d’intelligibilité récursive, une ritournelle, un air qui lui est propre – un climat. Dérivé du grec ancien κλίμα, klima, qui signifie inclinaison, le terme était a l’origine d’usage géographique : position définie selon l’inclinaison du ciel ou des astres, ou encore « région terrestre considérée sous l’angle de la température qui y règne ». De la, il n’y a qu’un pas vers l’usage courant du mot climat pour décrire l’atmosphère affective, l’ambiance qui baigne un lieu (ex  un climat d’insécurité), ou comme le dit avec force sociologie Auguste Comte dans son cours de philosophie positive, « ’influence sociale des diverses causes locales continues ».

Cet élément d’organisation atmosphérique des forces offre un intéressant contrepoint a ce constant processus de contingentement et d’intégration formelle, a cette unification fonctionnelle du monde sous l’égide du Capital qu’on appelle « économie ». Car s’il s’agit bien d’écologiser la valeur, si l’idée est de contre-effectuer le système-monde de l’économie et de désœuvrer, voire d’exfolier les modes de capture et d’organisation qui lui sont propre, il me semble nécessaire de se donner des images de pensée qui permettent d’échapper a ce régime qui prend tout de l’extérieur, ce mode d’existence pour qui chaque abstraction se traduit par une procédure d’extraction. (Ce n’est d’ailleurs pas la moindre des ironies que ce qu’il y a d’irréductible a la logique économique soit désigne du nom d’externalité.)

Dans La vie des plantes  une métaphysique du mélange, Emmanuele Coccia déploie une ontologie qui s’accorde au souffle des vivants, une grande cosmologie du mélange qui fait la part belle a la notion de climat. « e climat, écrit-il, est le nom de la structure du mélange. » Il poursuit :

Un climat est l’être de l’unité cosmique. Dans tout climat la relation entre contenu et contenant est constamment réversible : ce qui est lieu devient contenu, ce qui est contenu devient lieu. Le milieu se fait sujet et le sujet milieu. Tout climat présuppose cette inversion topologique constante, cette oscillation qui défait les contours entre sujet et milieu, celle qui inverse les rôles.

On trouve chez Coccia de nombreuses ressources pour une conjuration générale de la forme valeur et ses procédures d’exclusion, d’enclosure et de formalisation, son goût du clair et distinct, son obsession du propre. Cette conjuration passe, entre autres choses, par une critique en règle de l’idéal épistémologique de spécialisation des savoirs, ou plus exactement, de la spécialisation comme expression corporatiste de l’organisation des savoirs. « Universitas est le terme technique pour nommer une corporation. (…) Et les limites cognitives d’une discipline sont celles de l’auto-conscience de la corporation : l’identite, la réalité, l’unité et l’autonomie épistémologiques de cette discipline ne sont que les effets secondaires de la distinction, de l’unité et du pouvoir du collegium des savants qui la maîtrisent. »

Ce type de considérations – défaire les contours institutionnels (du savoir), inverser les topologies, prendre les atmosphères par le milieu et en dériver de nouvelles cosmogonies –, nous sommes de plus en plus nombreux a en éprouver la nécessité. Emmanuele Coccia, tout comme les auteurs de The Undercommons ou encore ceux de l’essai filmique Deep Implicancy, nous aident à virtualiser les arrêtés de la valeur, a exposer la charge létale et des abstractions héritées de la métaphysique et les déterminations matérielles et exceptionnalisantes qui leur sont associées. Ces idées contrastent forcement avec les enabling constraints ou puissances constituantes à l’œuvre dans le domaine de la cryptoeconomie. Armée de ses blockchains et autres « technologies comptables distribuées » (Distributed Ledger Technologies), la cryptoeconomie vit de la promesse que nous pourrions faire de l’économie une question de design : que nous pourrions programmer autrement ses catégories maîtresses – en premier lieu le fonctionnement de ses accumulateurs de valeur – en court-circuitant au moins partiellement ses bases juridico-étatiques. C’est un mouvement ou libertariens et cypherpunks, rallies au cri de guerre « Code is Law », côtoient des jeunes gens généralement de bonne volonté qui auraient pris un peu trop a la lettre la possibilité, évoquée par un Thomas Piketty, de s’attaquer aux inégalités systémiques non pas en abolissant mais en instaurant de nouvelles formes de propriété, sociales, fractales, spéculatives certes mais aussi temporaires, et bien sur, « décentralisées ». Fire, walk with me : sur le fil Reddit de la Sorcery of the Spectacle, on trouve une description représentative du genre de réalisme abrasif qui mène a vouloir redéfinir, de l’intérieur même du système, les modes de capture du capital :

Capitalism only hangs on because it is the most secure way of securing value inside a container. So whatever comes « after » capitalism would simply be more of that: the only thing that can defeat capitalism is an even more secure way of securing value inside a container. i.e., even more capitalist. (je souligne)

Ce qui est en jeu ici, d’un point de vue crypto-financier, c’est le processus d’incorporation des formes-de-valeur en tant que telles, c’est-a-dire : la codification, légale ou numérique, par laquelle un actif économique est enclos, sécurisé, titrisé (securitized), monétisé, contingenté. Une économie établie sur une blockchain permettrait d’émettre des tokens ou jetons dans lesquels seraient programmes différents droits de gouvernance et de propriété, différentes règles préétablies de circulation et transmission – une nouvelle forme-de-valeur intégrée en réseau. Ces nouvelles formations techno-sociales ou incorporations juridiconumériques constituent ce que Economic Space Agency (ECSA) appelle, par exemple, « espace économique », espaces au sein desquels c’est l’organisation même de nos manières de « risquer et spéculer ensemble » qui devient le vecteur principal de valorisation.

3.
Dans le contexte expérimental, voire pharmacologique, d’un séminaire de cryptoéconomie critique, c’est cette mise sous tension entre les nécessaires clôtures opérationnelles de la forme valeur et les décloisonnements inspirés d’une approche orientée-climat qu’il s’agit d’envisager de plain-pied. Tout pharmakon est constitutivement ambigu : poison et remède, force entropique et neguentropique, son utilisation requiert dosage, ou pour parler le langage de la finance, un arbitrage et un recalibrage de tous les instants. Art du paradoxe contrôlé. Et c’est la ou le charme discret de la proposition littéraire de Lydia Davis fait montre de son efficace. Elle suggère, tant aux enthousiastes de la blockchain et des nouvelles organisations autonomes distribuées (DAO) qu’aux plus endurcis parmi ceux qui ont fait profession de foi critique, qu’il faudra bien, nous aussi, un jour, peut-être, « mieux nous organiser ».

« Comme une tempête tropicale » : l’image de la tempête tropicale, comme exemple ou plutôt paradigme d’une organisation a venir, séduit immédiatement. C’est tout l’Anthropocène qui semble s’y tenir en un seul et désirable élan, un mouvement sourd a la mesure de la puissance ravageuse de ces systèmes quasi-chaotiques et auto-organises que sont les ouragans. Mais les choses se compliquent des la ligne suivante : « Moi, aussi, je deviendrai peut-être un jour « mieux organisée» ». Le Moi, intime par une virgule, ostentatoirement réfléchi et différencie par l’adverbe de conséquence « aussi », considère éventualité d’une amélioration. Cette optimisation a venir, la possibilité de se voir « mieux organisée », est introduite par des guillemets qui ne manquent pas de laisser songeur, et de susciter après-coup interrogation. De quelle modification sont-ils porteurs, de quel élément mondain participent-ils? En d’autres mots : qu’est-ce qu’ils attestent et vérifient ?

Car ces guillemets signalent bien une connivence relative, un « entendu » : quelque chose qui, pour aussi obscur et indéterminé soit-il, est susceptible d’être découvert et référencé, découvert parce que référencé, et, pour cette raison même, « aussi » partage. Pour ma part, je ne peux m’empêcher de penser qu’il se glisse la au moins une part d’ironique mise a distance, voire de mise en garde vis-a-vis des « best practices » : bonnes manières de faire, de dire et de se comporter, habituellement en vue de se professionnaliser, lignes de conduite érigées en modèle, mystique managériale à laquelle s’abreuve l’armée des consultants. « Mieux organisée » : l’inquiétante étrangeté introduite par ces guillemets est à la mesure de la promesse de normalisation qui couve dans cette expression. Le « Moi, aussi » est désormais livré a une conformation optimisatrice potentielle, ce qui n’est peut- être pas une mauvaise chose en soi, mais de nos jours, vaut quand même mieux être sur ses gardes quand quelqu’un vous en fait la proposition. C’est souvent random comme on dit en bon québecois, pas tout a fait singulier et « sur mesure », plutôt prompt a vous rendre lean ou « agile », et a poursuivre en cela l’œuvre tout-terrain de la « bonne gouvernance » et son horizon de mise en équivalence généralisée. Stefano Harney montre bien combien la friche entre une vie et sa mise en forme organisatrice peut rapidement se transformer en occasion de consultance et de mise en lisibilité:

This immersion in the market is doubled in the figure of the consultant. The consultant is nothing more than a demonstration of access. He or she can show up in your workplace and open it up in ways you thought were protected, solid. His presence is proof that you are now newly accessible. No one needs to listen to a consultant. He is just a talking algorithm anyway. But he has made his point by showing up.

« Mieux organisée » : isole entre ce qu’en anglais on appelle joliment des scare quotes, le syntagme introduit un léger décalage interactionnel, une singularisation existentielle qui fait – fera – événement. L’estrangement incorpore dans l’idée d’une vie en voie d’être mise en forme, d’être in-formée, met en scène quelque chose comme une puissance contingente –(pouvoir) être ou ne pas être « mieux organise ». Prise sous cet angle, la petite phrase se révèle à la fois comme récursivité territorialisante et mise à l’aventure singularisée :

Ce qui s’affirme, lors de cette traversée des régions de l’être et des modes de sémiotisation, ce sont des traits de singularisation – sorte de coup de cachet existentiels – qui datent, événementialisent, « contingentent » les états de faits, leurs corrélats référentiels et les agencements d’énonciation qui leur correspondent. (Je souligne)

Les Cartographies schizoanalytiques de Felix Guattari sont fascinantes pour qui cherche a penser la forme valeur et les moyens de son exfoliation pharmacologique – avec ou sans blockchain. On ne peut en effet espérer écologiser ou désœuvrer la valeur sans se rendre plus sensible aux coups de cachet existentiels de la finance, a sa puissance de contingentement et d’activation futuriale, a ses processus de découverte de valeur (value discovery) et à la manière dont elle fait prise sur le « qui vient » des formes de vie. L’animisme machinique des Cartographies induit cette légère surcharge d’hypothèses, cette plus-value de possible constitutive d’un matérialisme de l’incorporel qui sache échapper aux attendus critiques et a la concrétude mal-placée (misplaced concreteness) des matérialismes plus conventionnels, souvent mal adaptes pour rendre compte de la part d’effervescence spéculative, de contagion libidinale et de récursions charismatiques inhérentes au fonctionnement du capitalisme financiarisé.
Comme une tempête tropicale… accepter la capture d’un devenir-climat et rester avec le trouble financier.

***

Wherever there is the sense of self-sufficient completion, there is the germ of vicious dogmatism. There is no entity which enjoys an isolated, self-sufficiency of existence. In other words, finitude is not self-supporting. (…) We cannot understand the flux which constitutes our human experience unless we realize that it is raised above the futility of infinitude by various successive types of modes of emphasis which generate the active energy of a finite assemblage. The superstitious awe of infinitude has been the bane of philosophy. The infinite has no properties. All value is the gift of finitude which is the necessary condition for activity.

 

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