14.

14. Feux – Bernard Aspe

2. « Travail » : R, S, I

La thèse qui constitue l’arrière-fond de mon propos, construite à partir notamment des travaux de Jason Moore, est que la cause réelle de a consumation de la Terre est la mise au travail des êtres de nature pour le capital. Moore montre que le travail reconnu comme tel, et donc rémunéré, ne constitue qu’une faible part de ce qui fonctionne bien comme travail, c’est-à-dire comme ce qui prend place au sein des circuits de la valorisation. Ceux-ci ne fonctionnent pas seulement sur la base de l’exploitation du travail rémunéré, mais beaucoup plus largement sur l’appropriation d’un travail gratuit, qui peut être effectué par les humains (esclavage, travail domestique) mais aussi par les non-humains (animaux d’élevage, sols ou cours d’eau, forêts). La mise au travail, loin de s’être limitée aux seuls humains, a donc mobilisé l’ensemble des êtres de nature, et ce dès l’origine de l’économie-monde.

Or cette mobilisation est telle qu’elle ne permet pas, dans la plupart des cas, leur régénération, ou celle de leurs milieux de vie. La pollution, la destruction de la faune et de la flore, les phénomènes désastreux qui s’accélèrent, ne sont pas des accidents, mais des effets structurels du développement capitaliste en tant que tel, et de ce qui constitue son moteur, cette mise au travail généralisée dont il importe de maintenir les pans les plus étendus dans l’invisibilité.

Le travail est donc la clé de voûte monde du capital. Il est, sous forme de « valeur », ce qui opère la suture subjective à ce monde, pour ceux-là-mêmes qui, en toute logique objective, auraient tout intérêt à le combattre. De ce point de vue, disons du point de vue symbolique, le travail est valeur. Les militants de l’économie jouent sur la connotation morale de ce terme au moment même où ils font mine de le dégager de toute morale – les fondateurs du libéralisme sont censés avoir découvert une voie pour appréhender la valeur précisément sous un angle objectif. La valeur-travail, c’est, indissociablement, la garantie pour la science économique de tenir un discours de vérité, et l’assurance, pour les gouvernants, que les gouvernés se battront pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur liberté. Fonctions symbolique et imaginaire.

Mais le travail est aussi, du côté du réel, le seul vrai moteur de l’histoire du développement. Marx a mis en évidence la fonction du travail vivantnon seulement dans l’analyse de l’économie capitaliste, mais aussi dans la lecture politique que l’on peut en faire. Le principal défaut de son analyse est d’en avoir trop restreint le concept. Le travail vivant, ce sont les activités humaines et non-humaines mobilisées pour le capital. Les êtres qui soutiennent ces activités sont consommés dans le procès de production. Cette consommation/consumation doit être prise de façon littérale. Elle constitue le foyer de la critique du capitalisme aujourd’hui.

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