11. Les questions et attitudes préalables au chantier – Adèle Côte
L’attitude critique vis a vis d’un système est toujours aisé, il donne à celui qui questionne le sentiment d’avoir compris quelque chose de fondamental et de pouvoir facilement se hisser au dessus pour voir plus loin que les autres. Mais hélas la critique n’offre pas d’épaules sur lesquelles grimper et si elle ne permet ni de voir au delà d’un état ni au plus profond de nos désirs, c’est que son sens réside dans l’expression d’un mal être et sa tentative de le mettre à l’extérieur de soi. Ce n’est pas moi qui vais mal c’est tel système qui me fait souffrir, c’est telle idée qui est dérangeante, c’est telle réforme qui est insupportable, il faut que cela change. L’auto critique qui retournerait contre soit une telle attitude est d’une violence inouïe car elle juge, condamne et exige. Le terme vient du grec kritikos dériver du verbe krinein, juger. L’idée que l’attitude critique serait constructive vient du fait qu’elle permet refuser radicalement quelque chose et qu’en cela elle protégerait l’individu des intrusions et irruptions délétères.
Mais cela n’est vrai que lorsque la personne a su préserver intacte une sensorialité vigilante ou bien acquis une autonomie qui la rend capable de discerner et d’assumer ses choix.
Dans tous les autres cas le jugement est une condamnation qui n’interroge pas celui qui le prononce et arrête toute tentative de comprendre plus avant. La critique est une défense immunitaire qui peut virer à l’inflammation à l’allergie ou à l’auto-intoxication..Prudence donc.
Elle est bien sûr nécessaire mais jamais suffisante. Le concept d’analyse critique pourrait en soit être une alternative heureuse, alliant interrogations, recherches et refus justifiés, mais il apparaît comme un oxymore car l’analyse est précisément une suspension du jugement : on analyse et ensuite on critique, ou bien l’on critique et ensuite on revient sur son jugement pour comprendre mieux mais les deux ne procèdent ni de la même démarche ni de la même temporalité.
La critique crie, dénonce parfois argumente mais elle ne soigne ni ne répare car sa fonction est de dévoiler, en aucun cas d’envisager.
Ainsi la critique n’est qu’une étape qui tient la créativité dans les starting block de la promesse et si le chantier d’un modèle véritablement autre ne se met pas en œuvre, alors la créativité virera à l’amertume, à l’impuissance et à la désillusion en accusant la promesse de trahison.
Nombre de penseurs et de théoriciens se sont trouvés tétanisés devant ce vide terriblement angoissant que représente l’anéantissement d’un modèle. Comment faire machine arrière lorsque l’on a critiqué et compris que nous ne pouvions plus vivre ainsi mais comment avancer désormais vers un système encore incréé.
La critique est souvent une prise de conscience qui s’accompagne d’une peur : celle du no mans land. La route semble barrée à tout projet de vie heureuse. L’insouciance n’est plus possible et dans ce corps à corps avec le vide, l’énergie de vie ne trouve d’échappatoire que dans la violence, la déchéance ou le cynisme. L’arrachement à cet état est sans doute un des passages les plus difficile qu’on à traverser les consciences qui aspire à une vie cohérente. L’épais brouillard demande un autre regard, non plus une plongée focale dans le problème mais la vision d’un autre territoire. Cela seul convoquera les forces du désespoir et les transformera en puissance d’être.
Qu’on ne s’y trompe pas la liberté de critiquer est un droit peu menaçant pour le système en place et sa force de subversion est faible si elle ne se double pas d’actes. Ceux qui possèdent le pouvoir le savent par expérience : Plus on critique et moins l’on agit et pour la cause que je viens de décrire. Comme Spinoza ne cesse de l’écrire « le tyran se nourrit de la tristesse de ses sujets »et la tristesse est ne diminution de la puissance d’être et d’agir ».
L’attitude critique s’embourbe dans un mécontentement qui s’envisage comme l’avenir de lui même et s’intéresse plus à lyncher des coupables qu’à fondre sur les parois du rêve.
Pour passer à l’étape suivante d’un véritable affranchissement, ni l’individu ni le groupe ne pourra s’exonérer du « métier de vivre » qui consiste à penser puis mettre en œuvre un mode ou chacun pourra fabriquer sa place. Qu’il soit inédit ou fondamentalement revisité, ce modèle (ou processus) intégrera un apprentissage fécond et libérateur du désaccord afin que la critique ne puisse venir fortifier les forces de résistance au mouvement. Il s’agira de passer de l’attitude critique en tant que pratique stérile de destruction d’un objet à une utilisation dynamique de la remise en question qui s’assumera comme préalable inévitable à toute forme de créativité. Il sera aussi essentiel de ne pas anéantir les modèles passés dans le dénigrement et de reconnaître qu’ils sont la condition de possibilités d’existence des nôtres. Si nous ne pouvons dire que nous sommes intégralement le fruit des générations précédentes (puisque nous sommes nos choix de vie), nous pouvons en revanche affirmer qu’elles représentent notre condition d’être au monde. Le regretter ou le dénigrer serait faire non seulement faire injure à notre puissance d’engendrement et d’inventivité, mais ferait aussi peser sur les générations futures la même malédiction. Nous serions jugés à l’aune de nos erreurs au lieu d’être remercié pour les nouvelles vies dont nous sommes le terreau.
Aussi un monde soutenable commence t’il par nouer le plus harmonieusement possible les chaînons d’une l’humanité qui se déploie comme parcours à la fois globale et individuel. Nous l’avons vu celui manie aveuglément la critique risque le sabotage de sa propre vitalité alors que l’attitude adéquate appelle à l’engagement et à l’agir responsable.
Ainsi le modèle sociétale soutenable ne peut se maintenir que dans la force vive d’un mouvement ce qui peut sembler paradoxale puisqu’on nous a appris que la stabilité est le socle de la sécurité collective, mais nous y reviendrons plus tard en parlant de l’institution et de l’état.
Qui critique doit donc OSER pour rendre compte de son audace vis à vis de sa propre ambition.
Mais la peur de l’angoisse suffit-elle pour expliquer le manque d’énergie qui consiste à creuser pour déraciner les vieux modèles ? Pourquoi est il si difficile de s’en prendre aux archétypes ? Il me semble que nous reculons devant la légitimité : qui suis je en effet pour non seulement prétendre remettre en question la démocratie, un système, de plus de 2500 ans mais en plus OSER en proposer un autre.
Quelle est ma légitimité ? Qui m’autorise ? De quel droit puis je me considérer comme au dessus des autres pour penser un système qui les engloberait ? A quelle hauteur ai je la prétention de me trouver pour prétendre embrasser une société et y substituer une autre forme ? Quels sont mes titres, quel est mon statut, quels sont mes diplômes, quel est mon parcours ?
C’est précisément dans toutes ces interrogations que se terre « l’épreuve du feu ». Celui qui tente de répondre se retrouve piégé la sidération, Ici l’inconcevable et l’impensé tétanise, on recule devant la force de dépassement qu’il faut déployer Oser dépasser la loi, avoir le courage de relever la tête et de la regarder en face, la confronter à sa légitimité, sentir qu’elle est au service du cœur et de l’accomplissement du sujet libre, sentir que ce sujet c’est moi.
Oser affirmer « j’existe et j’interroge le monde » sans éprouver la moindre honte, voilà bien le plus grand des courages. Il faut pouvoir ne pas ciller lorsque l’on vous oppose « mais tu es qui toi pour te permettre de ou t’autoriser à .. ? ». Avoir l’humour de répondre « C’est bien en tant qu’auteur de moi même que je m’autorise ( la racine latin est bien commune au deux mots) Assumer d’être un autodidacte de soi même, prétendre au prytanée et au banquet des dieux, relève de la pure prétention voire de la provocation au yeux des autres (du moins le croyons nous), quel culot ! Et pourtant… c’est bien à cela qu’il faut aspirer pour soi même et par soi même
– en exerçant chaque jour sa puissance à affermir ses capacités sans jamais peser sur autrui.
– En apprenant à s’observer sans se juger c’est à dire à remplacer tous les juges intérieurs qui nous limitent par le désir d’une puissante et heureuse liberté humaine.
Ce n’est ni simple ni gagner mais le préalable est sans aucun doute indispensable à tout projet collectif dont chacun est le moteur.
La première pierre d’un chantier créatif consistera tout d’abord en une posture attentive puis dynamique. Ainsi l’attitude constructive est, comme son nom l’indique, la pierre angulaire d’un édifice sinon édifiant du moins réalisé dans la joie ce qui aujourd’hui représente un défi en soi car la joie et le bonheur sont des horizons qui ont depuis longtemps disparut de la perspective des possibles.
La révolution globale : énergie et mouvement
Aucune révolution extérieure ne sera jamais assez forte pour propulser l’individu seul en face de l’idée de lui même au delà de l’angoisse de sortir du moule social qui le forme, le défini et le sécurise.
Dépasser l’idée que le sujet est pensé par le monde, s’offrir le luxe de sentir que c’est bien lui qui pense et conçoit le monde, assumer cela jusqu’à désirer contribuer à modeler le monde des tous en y mêlant le sien, voilà ce qui relève de la révolution intérieure et intime.
En cela le mouvement (aussi inclusif soit il) d’une révolution sociale peut-il casser quelques «a priori» mais jamais révéler à la personne le chemin qu’elle seule choisira d’empreinte ni le risque qu’elle prendra à être l’auteur d’elle même.
La révolution globale doit donc s’attacher à instruire et émanciper la personne afin qu’elle décide se modifier son être au monde et son habitus.
Au delà de l’angoisse de la révélation, de la sensation d’impuissance suivit de celle d’une responsabilité trop lourde, il y a le travail de l’émancipation et cette joie créative, cette puissance d’être et d’agir qui fonde la pensée des philosophes de Spinoza à Misrahi.
Sans ce travail intime de la liberté vécu comme bouleversement intérieur, la révolution sociale n’apprendra pas à l’individu à s’orienter dans le dédale des possibles.
Une révolution véritable est un mouvement incessant de l’être et de son environnement, elle assume l’impermanence de toute chose et ne saurait se reconnaître en aucune institution. Cette révolution sera donc à préserver comme source d’énergie et de questionnement toujours disponible face à ce qui s’institue comme cadre (même issu d’une utopie).
La révolution bouleverse, elle emporte, elle charrie mais sans la force de chacun devant cette épreuve sans cesse renouvelée, aucun modèle politique ne saurait échapper à l’institutionnalisation et à son intrinsèque rigidité. Nous manierons donc la critique comme un chirurgien découpe prudemment les chairs pour mesurer l’ampleur du champ opératoire.
Car il ne suffit pas de passer soi même le gué du renouveau, il faudra que chacune des générations suivantes passe la même épreuve car quiconque s’installe dans le modèle de ses prédécesseurs sans le questionner, se pose lui même autour du coup le joug de la servitude.
Le nouveau système ne sera donc pas durable par nature mais supposera constamment ré-adhésion, ajustement, adaptation voire désintégration. En deux mots, un principe sociétal vivant doit assumer sa constante mutation et traverser la pénible épreuve de l’idée de sa mort.
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