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16. Baroud : Reterrestration et stratégie politique – Jean-François Gava
Pour la constitution politique européenne du mouvement des mouvements : préambule à la matrice programmatique du parti anti-systémique

Le vieil encasernement machiniste (dit plus couramment industriel), désormais sans rivage et qui a nom civilisation moderne, achève sous nos yeux, avec son vaste archipel carcéral, la fantastique parabole de son biocide en préparant l’extinction ou du moins la dépopulation drastique de notre propre espèce – espèce à la disparition de laquelle, d’ailleurs, toutes celles qui subsistent encore en dehors d’elle ont un intérêt vital. Tenter un ultime geste politique dans ce contexte relève sans doute du baroud d’honneur, s’agissant d’une politique de l’impossible, mais n’en est pas moins un devoir sensible, une question d’honneur, c’est-à-dire de joie et de puissance. C’est pourquoi nous proposons de fonder comme par jeu une organisation politique – continentale, européenne, pour commencer – d’un genre nouveau (nous préciserons ci-dessous), qui prenne le parti des sans-parti, qui défende les intérêts de toutes celles et ceux qui à ce monde, ou plus exactement à ce chaos organisé (sic) – ce non-monde, ou cet im-monde, dit même le philosophe français F. Fischbach – n’ont pas ou plus le moindre intérêt. Autant dire que la guerre du vivant contre la thanatocratie moderne – le pouvoir non seulement du mort, de l’institué, mais de la mort elle-même – commencerait à peine si l’idée de notre organisation rencontrait quelque succès – ou plutôt davantage de succès, car non seulement il n’est pas exclu qu’elle en rencontre, tout ‘impossibles’ que nous caractérisions ses objectifs, mais elle en rencontre déjà, simple prolongement qu’elle est d’innombrables mais ô combien timides initiatives existantes, qui sont autant de tentatives velléitaires regroupées sous le titre fameux de la convergence des luttes : c’est ce velléitarisme persistant qu’il s’agit ici de contrer ; la présente proposition ne procède en effet que de la résolution de donner corps à pareille convergence.

Tout ce qui a passé pour guerre des classes au sein du mouvement ouvrier officiel n’a été au mieux que gué-guerre des places où partenaires sociaux ont joué des coudes à qui mieux mieux pour se tailler la part du lion ou la portion congrue de ce festin marchand où continuent d’accourir aujourd’hui les gueux du ‘monde’ périphérique. Du côté de la classe laborieuse, le ton a pu s’enjoliver de phraséologie révolutionnaire, mais les moments véritablement révolutionnaires de cette histoire furent aussi récurrents que brefs et évanescents. Seule leur trace demeure et perdure. Il s’agirait de reprendre le fil de cette exaspération contre la dislocation moderne de tout monde pour en faire éclater la gangue linguistique des petits arrangements (emplois-salaires-conditions de travail). Loin de nous l’idée que toutes les revendications réformistes furent des revendications révolutionnaires qui s’ignoraient, et qu’elles se sont entêtées à parler le langage attendu par inertie, paresse et lâcheté. Pour que pareille tension existe, il fallait qu’une idée du tout autre en politique double secrètement la prose syndicale et politique autorisée ; or ce fut loin d’être le cas en permanence et en tout lieu de lutte sociale. La mentalité de petit-seigneur que la social-démocratie assise a ancré dès la fin du XIXe siècle dans le cerveau de la classe laborieuse n’a pas été délogée par les atrocités du colonialisme ou des guerres mondiales, c’est dire si elle tardera à vaciller, si tant est qu’elle le fasse. Pourtant c’est bien sur un tel vacillement que nous tablons ici. Qu’il relève de la gageure, nous en convenons facilement. Il ne s’agit pas pour autant d’un vacillement général, mais d’un vacillement suffisant pour gagner assez de suffrages nécessaires à la fondation d’une nouvelle légitimation politique, une hégémonie faible, c’est-à-dire suffisante : large, mais non générale. La prolétarisation des couches moyennes du salariat ou du travail indépendant au centre de la Triade, sans parler de la paupérisation absolue des couches déjà les plus subordonnées du prolétariat, ravive la tension entre le su et le fait, et déplace le centre de gravité du ce qui est pu, de la puissance d’agir, depuis la routine au fond incontestée vers la haute mer des transformations profondes. Du savoir vital remonte à la surface chez ces instruits ‘vite fait’ au sein d’établissements scolaires et universitaires qui n’en demandaient pas tant.

Par impossible, nous entendons que ces objectifs se concevront d’emblée comme irrecevables dans l’enceinte des institutions politiques existantes vouées à perpétuer et satisfaire bon an mal an les intérêts constitués. Il n’en demeure pas moins qu’à nos fins tous les moyens sont bons qui ne se retournent pas contre ces fins elles-mêmes ; l’investissement paradoxal mais régulier des institutions en question en fera donc partie. Il sera d’ailleurs notre contribution propre au mouvement anti-systémique aujourd’hui exclusivement alternativiste. Cette perspective à laquelle nous décidons de cesser de renoncer, celle donc de l’antagonisme politique et qui plus est d’un antagonisme qui poussera l’extravagance jusqu’à recourir résolument aux voies régulières d’accès aux enceintes politiques existantes, nous la proposons donc à nouveau aujourd’hui au mouvement en question. Les enceintes politiques officielles ne reçoivent d’ordinaire que des propositions de gestion du parc capitaliste existant ; c’est bien là le sens usuel du mot politique. Nous y porterons quant à nous si les circonstances le décident des propositions de transformation sociale.

L’avant-garde de ce mouvement (pré-)communaliste (car c’est de cela qu’il s’agit), avant-garde paradoxale puisqu’elle s’ignore (comme, soit dit en passant, la classe ouvrière jadis dans le mythe marxiste, qui n’avait rien d’ouvrier et tout de prolétaire – la classe ouvrière véritablement révolutionnaire parce que véritablement anti-capitaliste fut pré-capitaliste, comme entre autres les canuts lyonnais qui brisaient les machines pour empêcher le développement du machinisme moderne et non pas pour l’accomplir – ou est aujourd’hui post-capitaliste quand elle se constitue dans le reflux d’éléments de classes moyennes salariées/libérales en direction du travail indépendant/autonome de type ouvrier et plus ou moins associé), cette avant-garde est, admettons-le sans détour, le ZADisme (de ‘Zone à Défendre’) et plus particulièrement le ZADisme implanté ; entendons par là le mouvement néo-rural dont les formes d’existence préfigurent presque intégralement un mode de production nouveau ou à tout le moins régénéré. L’on voit qu’en toute rigueur c’est de TAZisme qu’il faudrait parler de manière plus générale (de temporary autonomous zone selon l’expression de Hakim Bey) et, pour être tout à fait précis, de AZisme, puisqu’il n’y a pas de raison de souhaiter le caractère temporaire de l’implantation commune en question. Toutes les zones autonomes ne sont pas conquises ou occupées en réaction à un plan pharaonico-capitaliste quelconque. Le communisme ne vit pas calé sur le programme de l’adversaire, fût-ce pour le contrecarrer. Un communisme pareil est un communisme à la papa qui ne vit que par procuration, par ce qu’il prétend abattre et n’abat donc point, jamais. Le communisme est premier de très loin dans l’histoire humaine, et de très loin premier par rapport à toutes la prétendue Tradition évolo-guénonesque qui pourrait tenter le gogo juvénile. L’Ur-hiérarchie est un fait tout récent par rapport au communisme bien paléolithique. Même l’holocène n’est pas si homogène et stratifié qu’on le croit : le site Göbelki Tepe arbore vers les Xe et IXe millénaires un art monumental qui suppose des techniques supportant parmi d’autres réalisations une culture matérielle typique du néolithique, sans pour autant présenter de traces d’agriculture ni d’élevage.

Mais revenons au présent capitalocène (et non pas anthropocène) et ajoutons sans attendre que cet AZisme en zone rurale est le cousin germain du nouveau travailleur ouvrier indépendant et urbain, lui aussi d’origine middle class éduquée. Le parti inouï que ces éléments mouvementistes ont pu tirer de leurs études supérieures est certes l’effet du dysfonctionnement heureux d’institutions éducatives dont seuls des critiques austères et superficiels, peu conscients de leur propre parcours, peuvent encore aujourd’hui s’imaginer que leur fonction de dressage s’accomplit sans coup férir. Ces ratés heureux incombent autant au capital symbolique excédentaire et donc dysfonctionnel des éducateurs qu’à celui, tout autant hérité, des éducables éduqués.

Il peut sembler curieux d’assigner un tel rôle au secteur du mouvement le plus explicitement étranger à la politique, entendons : indifférent à la composante oppositionnelle manquante du mouvement anti-systémique, mais il en fut ainsi également dans la mouvement ouvrier classique, dont la social-démocratie comprit rapidement les aspirations profondément étrangères à la révolution anti-moderniste et profondément intégrationnistes, à ceci près qu’aujourd’hui, les révolutionnaires ignorant qu’ils en sont en sont vraiment, si tant est qu’il y ait sens à identifier les révolutionnaires en dehors des révolutions : les révolutions ne sont-elles pas les révélateurs de révolutionnaires qui s’ignorent et de conservateurs (lisons désormais : modernistes, progressistes etc.) qui se croyaient révolutionnaires ?

Force est en effet de constater, ou plutôt : force nous est de soutenir que les éléments les plus expressément politiques de la nébuleuse anti-systémique, y compris les ZADistes non implantés, d’intervention ponctuelle ou d’action directe, qu’ils appartiennent ou non au tissu associatif homologué/subsidié, se cantonnent – chose qu’on ne saurait bien sûr leur reprocher – à des luttes partielles dont l’ambition affichée est de gripper la machine, de conquérir des soupapes de liberté commune, des aires d’activité communale autonome, etc., jamais de renverser globalement l’état de choses existant, objectif qui est le propre d’une politique ‘impossible’ de transformation sociale et que nous nous proposons ici de restaurer.

Passons sur la distinction peu phénoménale qu’il y a lieu de faire parmi les militants professionnels ‘complets indemnisés’ entre ceux qui rusent avec leurs pouvoirs subsidiants en faisant fond sur une culture plus ou moins radicalement révolutionnaire (nous visons ici, par ‘moins’, les marxistes ‘tradis’ qui aiment le machinisme et admirent donc le capitalisme) et ceux qui, très jeunes encore vraisemblablement, s’imaginent contribuer à la correction d’un ‘monde’ que leur éducation sommaire leur a réputé fondamentalement rationnel, progressiste, démocratique, émancipé etc. (Laclau et Mouffe, soit dit en passant, n’ont jamais dépassé ce stade, sauf plus ample informé).

La caractéristique commune à ces deux types de militants politiques professionnels est de se borner à entrer en pourparlers avec les capitalistes et leur État en dehors de toute perspective stratégique (quoi qu’en pensent les marxistes prétendument rusés – leur stratégie existe mais reste résolument moderniste et donc conservatrice à nos yeux, conservatrices du pire, donc, conservatrice de tout sauf de ce qu’il y a à conserver, conservateur de ce qui détruit ce qu’il y a conserver et qu’il faut par conséquent détruire pour conserver ce qu’il y a à conserver), c’est-à-dire qu’ils entretiennent avec ces derniers des rapports d’hostilité bornée par une mystification qui gît dans l’idée d’un sens commun constituant le cadre à l’intérieur duquel les conflits, comme ceux du couple par ailleurs uni, par exemple, peuvent se résoudre (« vous avez été comme nous aujourd’hui une classe progressiste mais êtes voués à disparaître sous peu et nous sommes confiants dans ce que votre répugnance à l’admettre est reconductible à la Raison historique » etc. etc.).

Encore une fois, le lecteur superficiel s’étonnera de ce que nous insistions pour placer le centre de gravité du mouvement politique de transition civilisationnelle dans une composante du mouvement censément ou potentiellement ou parfois réellement anti-systémique dans une dérisoire portion repliée (par rapport à la conurbation globale croissante) qui au surplus affiche une souveraine indifférence à la politique, entendons à l’objectif de neutralisation de la méga-machine mondiale du capitalisme via l’investissement de ses organes politiques – soit par défaitisme, soit par incrédulité (qui n’est que l’envers d’une crédulité selon laquelle les fermes pays/artisanes autonomes seront capables de survivre aux coups de boutoir de la catastrophe naturelle en cours).

Mais, au risque de nous répéter, si l’avant-garde toute fantasmée de la révolution socialiste/communiste a consisté, pour les chefs du mouvement ouvrier qui en étaient à leur tour l’avant-garde putative, dans les ‘vastes masses’ de la classe laborieuse (certes pas tout entières), force nous est de constater que ce rôle de pure fiction lui a été assigné par cet auteur ultra-minoritaire qu’a été l’avant-garde de cette ‘avant-garde’ rêvée, à savoir encore une fois l’avant-garde auto-proclamée de ces chefs isolés, commandant un mouvement à peu près entièrement étranger en réalité à la grandiose mission historique dont il était investi de l’extérieur. Les plus mordants des lecteurs, en revanche, n’omettront pas de prétendre que nous nous trouvons exactement dans la même position que ces chefs malheureux naguère. Au contraire, nous soutenons que les néo-ruraux sont à leur insu (le plus souvent il est vrai mais pas toujours) la révolution à ciel ouvert, parce qu’ils incarnent actuellement et non seulement potentiellement un mode de production incompatible, si pareille actualisation devait insister et se généraliser, avec le règne de la marchandise. C’est à pareille généralisation que le présent projet politique prétend oeuvrer.

L’on s’étonnera encore peut-être de ce que l’avant-garde d’un mouvement politique soit définie avant tout par sa capacité à transformer (c’est-à-dire à détruire pour y substituer un autre) le mode de production. Mais encore une fois, le mouvement ouvrier, censé instaurer un nouveau mode de production, n’en a pas moins été de part en part politique. Il ne s’agit pas ici de relancer une politique de transformation sociale pour ne changer que la façon de gérer un mode de production inchangé, sans quoi il n’y aurait nulle transformation sociale et le sens de la politique ici envisagée ne différerait en rien de la politique entendue comme gestion du parc existant, cheptel (étymologie de ‘capital’!) compris (humain ou non) – bref, comme administration de syndic d’immeuble ou encore, comme on disait dans l’ancien temps de Hegel, Rancière l’a relevé, comme police.

Le propos de notre présente initiative est de faire sortir de sa relative fragmentation actuelle l’archipel de l’AZisme et de la militance partielle sous toutes ses formes en cimentant cette coalescence intersticielle, déjà existante sous la forme d’une mutuelle politique informelle des luttes partielles (cette fameuse convergence des luttes trouvable/introuvable). Ce ciment ne serait rien d’autre que l’institution formelle d’un moment stratégique vertical, instrumental et temporaire, destiné à la transition puis à l’extinction, qu’il s’agirait d’activer le moment voulu, c’est-à-dire au moment dont l’opportunité serait définie par la conquête d’un seuil d’hégémonie (si l’on peut dire, car il n’y aura plus d’hégémonie, plus le temps de la constituer) ou plutôt de ralliement jugé suffisant.

Ce moment serait politique au sens antagoniste du mot : le moment proprement oppositif du mouvement anti-systémique, qui serait comme la cuirasse de ce dernier, ne se contenterait plus d’adresser à l’État, depuis l’extérieur des enceintes officiellement assignées au débat politique, des problèmes qui seraient dits politiques du seul fait que l’État-interlocuteur en serait protagoniste. Il investirait cet État de manière régulière (pas question de forêts colombiennes) pour le neutraliser depuis la cabine de pilotage même et le transformer, en même temps que la société-capital dont il est l’existence de l’unité conflictuelle, en puissance publique. Celle-ci manierait le monopole de la contrainte confisqué afin de desserrer l’étau dont l’État capitaliste en voie de démantèlement se servait pour broyer toute initiative productive résolument anti-salariale, orientée par l’autonomie commune dans la maîtrise de l’outil et la petite échelle des circuits de biens et services. Cette force politique destitutrice de politiques d’État de moins en moins légitimes serait capable d’administrer, en même temps que celui des États, le démantèlement progressif et sélectif du pharaonisme industriel dans une transition aux politiques communalistes restituées à une efflorescence jusque-là bridée.

Une telle organisation politique au service de la révolution ‘écouméniste’ (révolution de l’habiter) – il s’agit de piloter l’atterrissage, la ‘reterrestration’ de l’espèce humaine et des ses espèces domestiquées et élevées le plus souvent hors sol elles aussi -, assurément d’un genre nouveau, sera une organisation d’impermanents implantés partout, y compris en métropole. Mais son orientation inverse la prépondérance moderne de l’urbain sur le rural, qui devient locomotive. Elle aura donc pour objet de parcourir à rebours le sentier très peu lumineux de l’industrialisation, en front d’un mouvement qui, jusque-là sans enveloppe politique, affrontait l’État pour ainsi dire de dos. En réalité, à la guerre jamais déclarée du capital ordinaire répond une guérilla tout aussi discrète menée délibérément à front renversé mais dont le dos s’ouvrirait enfin d’un œil qui ne se ferme jamais, l’organisation en question, et dont la permanence ne tient qu’à celle de l’adhésion de ses membres à la présente charte, augmentée d’un programme générique que nous proposerons aux déclinaisons nationales et de façon générale à l’amendement par des cercles de plus en plus larges qui sauront l’étoffer et affiner de leurs innombrables et indispensables contre-expertises. Ce programme s’axera autour des trois piliers de la re-ruralisation de l’habitat comme de la production, de la requalification ouvrière de la force de travail (au sens du ré-outillage de cette dernière au détriment de l’esclavage prolétarien vis-à-vis de la machine) et de la dénatalité. Sera donc membre quiconque adhérera – à la charte et au programme. Ni sélection ni comité ni permanents ni secrétariat, mais mutuelle des luttes. En même temps qu’elle est l’organe politique du mouvement, sa capacité à investir les États au moment voulu, cette mutuelle ‘vertueuse’ veut rompre, pour les luttes partielles, la ‘fortune’, c’est-à-dire l’aléatoire de leur convergence, et cimenter leur solidarité en proclamant pour tout adhérent de la présente plateforme l’engagement de principe à courir à la rescousse chaque fois que le drapeau de la charte et du programme en sera levé. Une sorte de IWW du XXIe siècle.

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