25.

 

25. Contribution aux Matériaux pour des écoles de la Terre – C. E. D.

Ne pouvant pas venir cette année aux rencontres sur la Ferme de Lachaud, je souhaitais toutefois participer aux contributions à partir desquelles seront lancées les réflexions de la rencontre, afin d’apporter quelques graines qui me paraissent féconde à la floraison qui suivra vos discussions. J’écris de façon anonyme. Je suis étudiant en philosophie à l’université Paris Nanterre et je tiens un blog de philosophie depuis quelques années dans lequel je développe petit à petit ma pensée autour de l’écologie, l’anarchisme et le féminisme
https://utpicturaphilosophia.org/.

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Par la fenêtre du train.

Les monocultures défilent, carré après carré. Les routes, les lignes électriques, ne se perdent jamais de vue. Aux abords des villes, l’espace devient saturé de constructions humaines, quadrillé étroitement de murs délimitant les propriétés privées, contiguës. Béton, gazon, parkings, cubes de tôles ondulées  partout des lignes droites et des rectangles. La surface est presque toute entière découpée, de rares interstices sauvages agonisants entre les blocs anthropisés. La route, le trottoir, le mur, le parking, la maison  toutes ces matières et ces surfaces sont désinfectées de toute vie. On recherche et apprécie l’uniformité des espaces  sur chaque étendue homogène se déploie une seule couleur et sur ce vide épuré, toute jeune pousse qui se fraierait un chemin dans une fissure, toute galerie d’insecte qui viendrait en percer la surface, tout lichen ou mousse qui grignoterait son étendue immaculée, seraient immédiatement perçues comme des furoncles. D’où les efforts consciencieux pour « emettre à neuf » périodiquement ces surfaces, c’est-à-dire rétablir leur caractère uniforme et homogène, par l’éradication de tous les devenirs de différenciations ayant pu naître sur ces vides (fissures, apparition d’êtres vivants, hétérogénéités diverses, etc.). Mais il y a des jardins  Qui a dit que nous détestions la nature  « ardins », vraiment  « ature »  Les plages d’exposition de matière vivante sont étroitement contrôlées. Elles se doivent de mettre en scène une nature aseptisée et parfaitement maîtrisée, pour ne pas dire soumise. Les animaux, qui se meuvent et ne reste pas aisément dans les limites grillagés que nous leur assignons, sont généralement bannis de ce spectacle. D’autant plus qu’ils s’avèrent petits et nombreux comme les insectes et donc « ncontrôlables ». On acceptera les chiens ou les chats, les tortues éventuellement, lapins à la plus grande extrémité (mais la tradition se perd…), bref des animaux gentils et dociles, rompus aux manières humaines. Les oiseaux ne sont pas haïs, du moment qu’ils ne font pas leurs nids sur les maisons humaines mais dans les arbres, comme des volatiles bien élevés  Symbole de ce « on ordre », le gazon  il reproduit dans l’idéalisation bourgeoise de la « ature » l’esthétique de l’uniformité – surface homogène, couleur unie. Le reste des plantes sont « lantées là » comme des figurantes dans un mauvais film, aux emplacements rigoureusement choisis par leurs maîtres et maîtresses insipides. Surtout pas d’herbes folles, ces « auvaises » qui osent s’échapper du contrôle de notre volonté

Où trouvera-t-on encore le mur de terre dans lequel les guêpes solitaires
creuseront leurs nids
Quel jardin laissera vivre la pacifique taupe
A quelles poutres de nos charpentes l’hirondelle accrochera-t-elle son nid

Comment s’étonner que, dans un tel monde, le vivant se meure  Partout l’être humain s’acharne, d’un labeur consciencieux et avec une énergie étonnante, à éradiquer les autres espèces vivantes, qu’il cherche à exclure de son espace dès qu’il ne peut les contrôler étroitement. On ne le remarque pas suffisamment  c’est beaucoup de travail que de maintenir « ropre » de toute vie ce « arc humain »  Dès que nos efforts se relâchent, immédiatement, le vivant ressurgit. Les plantes poussent dans les fissures des murs, les chauvessouris envahissent les bâtisses abandonnées, les arbres éclatent de leurs racines les chaussées délaissées… Le maintien du devenir capitalo-industriel de nos sociétés s’effectue donc au prix d’un travail humain colossal, dont la répétition continuelle s’avère nécessaire car, justement, ce « onde humain » n’est pas vivant et ne possède pas cette propriété extraordinaire de la vie consistant à se reproduire elle-même. Les infrastructures techniques de nos sociétés ne se reproduisent pas, elles sont activement reconduites par nos efforts incessants.

Jusqu’où ira notre dissociation, notre déni, lorsque nous rejetons le crime d’écocide sur un capitalisme lointain qui nous imposerait ce devenir, à nous pauvres impuissant·e·s innocent·e·s que nous sommes  Par la construction de ce discours, nous cherchons à nous déculpabiliser dans le but de poursuivre malgré tout notre mode de vie. Nous sommes habité·e·s d’une contradiction fondamentale, d’un paradoxe désirant  nous désirons l’arrêt des destructions environnementales et, pourtant, le maintien de notre monde industriel de consommation. Nous voudrions que nos sociétés se transforment en profondeur et, malgré tout, poursuivre la pratique de nos emplois, dans leurs formes actuelles, tel que de rien était – chirurgien·ne, maçon·ne, manager, mais encore professeur·re à l’université… Nous souhaitons le maintien de certaines structures et la disparition d’autres, sans nous poser la question des interdépendances de ces diverses structures et des possibilités réelles de nos utopies. L’on se rassurera en réorientant la consommation sur des produits estampillés « écologiques » – tant que nous consommons tout autant  L’on installera un toit entier de panneaux solaires – pourvu que ma plaque à induction et mon lave-vaisselle tournent encore  L’on cherchera à réorienter son métier vers des buts écologiques  architecte…écolo, designer…d’emballages biodégradables, anthropologue…du rapport à la nature, etc. Refoutre les mains dans la terre  Mais vous plaisantez j’espère  Aller ramasser des figues sauvages et faire ses confitures  Mais vous croyez que j’ai le temps entre deux colloques, un ouvrage à paraître et la direction de mes doctorant·e·s  Construire soi-même sa maison en terre-paille  Vous voulez que je vive dans une maison en paille et en terre  Vous me prenez pour un grouillot moyenâgeux  Et puis si les gens commencent à construire leurs propres maisons, je deviens quoi, moi, l’architecte  Combien appellent à la transition écologique et continuent pourtant de jouer leur « ôle » dans le bon fonctionnement des structures économiques et sociales du monde contemporain  L’on n’accepte que les changements de surface, non pas la redistribution des rapports entre humains, ni entre humains et non-humains. De quels changements de fond parle-t-on  Il ne suffit pas de brailler des énoncés vides tels que « e capitalisme est incompatible avec l’écologie »  Certes, mais concrètement, de quoi parle-t-on  De quelles pratiques, de quelles structures sociales  Qu’est-ce qui, au juste, n’est pas compatible avec les objectifs écologiques que nous nous posons  Dans les abstractions mal maîtrisées, nous perdons trop souvent de vue les structures concrètes et immédiates que nous devons transformer, ici et maintenant. Il s’agit par exemple de la localisation de la production  celle-ci doit être la plus locale possible. Il s’agit des matériaux utilisés  ceux-ci doivent être entièrement locaux et naturels, biodégradables ou au minimum non polluants, et la vitesse de leur renouvellement (nouvelle production ou recyclage) doit être inférieure à la vitesse de reconstitution de leur matière par les processus naturels. Il s’agit de la division excessive du travail, laquelle est incompatible avec une production non-industrielle  si je ne produis moi-même qu’une seule chose mais que j’en consomme des dizaines d’autres, nécessairement, d’un point de vue global, le nombre de producteur·rice·s de chacun de ces biens ne peut qu’être très bas relativement à l’ensemble de la société et, dès lors, leur productivité doit être très élevée, ce qui est généralement incompatible avec une production non-industrielle. Il s’agit de l’urbanisation  on ne peut pas nourrir toute la population au moyen de maraîchages en permaculture avec 2% d’agriculteur·rice·s ; un exode urbain massif est nécessaire. Il s’agit de ses volumes de consommation  non, on ne peut pas posséder 30 paires de chaussures ni manger de la viande une fois par jour. Il s’agit des moyens de transport  la disparition de l’avion ne signifie pas nécessairement l’impossibilité de voyager, simplement, les voyages en bateau durent plusieurs semaines au lieu de quelques heures, ce qui appelle à une transformation profonde de l’organisation de notre temps social (fini les cinq semaines de « acances » qui nous restreignent à des voyages-chrono). Il s’agit de notre rapport aux animaux dans la sphère de notre habitat  pourquoi refuser la nidification d’insectes au sein de son habitation, du moment que ceux-ci ne menacent pas le bâtiment  On ne peut pas mettre en place des structures économiques non marchandes sans la réinstauration de relations d’obligations interpersonnelles, à l’instar des liens familiaux. Et cetera. L’on pourrait mettre à jour encore un grand nombre de structurations (sociales, techniques, etc.), de valeurs, d’esthétiques ou de sensibilités incompatibles avec un monde écologique renversant entièrement la dynamique écocidaire du monde actuel. Il me semble que c’est sur ces noeuds fondamentaux que nous devons aujourd’hui travailler  les véritables obstacles à la transformation de nos sociétés se situent là, non pas dans la puissance du capital ou la domination politique des États. Ils sont dans l’ethos, dans les habitus, dans les pratiques comme les imaginaires. Pourquoi parait-il si naturel de tondre l’herbe de son jardin de nos jours  Pourquoi faudrait-il que les légumes aient toujours la même couleur et les mêmes formes bombées sur les étalages  Pourquoi tant de jeunes couples font construire de petites maisons toutes égales dans des lotissements péri-urbains plutôt que des chaumières en terre-paille  C’est dans ces détails massifs que nous devons chercher les axes qui structurent notre monde actuel et les noeuds sur lesquels agir pour transformer celui-ci, pan par pan.

Notre « onde » actuel n’est donc pas le résultat d’un agencement fortuit, mais il est bien plutôt activement construit, maintenu et étendu, suivant des tendances structurelles très anciennes et fondamentales. Ce monde est avant tout un esthétique sous-tendu par un imaginaire, un système de valeur mais aussi une certaine structuration de l’être humain lui-même, notamment une orientation existentielle ou encore une certaine représentation de soi. Il est une structuration particulière de nos rapports aux êtres – un agencement de rapports. L’espace de nos sociétés industrielles est agencé et balisé suivant un certain nombre de patterns récurrents. Nos existences se déroulent presque entièrement à l’intérieur de ces réseaux, ces étroits conduits, dont nous craignons de quitter la familiarité rassurante. Presque toujours, nous sommes à quelques centaines de mètres tout au plus d’une route goudronné. Nous nous agaçons immédiatement dès que le réseau de couverture de téléphonie mobile ne nous atteint plus. Toutes les habitations ou presque sont reliées au réseau électrique ou à l’eau courante. Mais que cherchons-nous, dans l’extension de ces infrastructures  Nous cherchons à porter avec nous, partout où nous allons, des pratiques quotidiennes qui peuvent être décrites comme un « ode de vie ». Ces pratiques par ailleurs transforment notre environnement immédiat  de nos habitations à nos villes, les formes que prennent les constructions humaines sont déterminées par les pratiques que nous souhaitons mettre en place en leur sein, mais aussi par les rapports aux êtres que nous souhaitons instaurer. Je ne veux pas d’araignées dans ma chambre. Je veux pouvoir fermer la fenêtre hermétiquement et ne pas entendre l’orage. Je ne veux pas que la température de mon habitation tombe en-dessous de 18° C. Les chevreuils doivent vivre en forêt, pas dans mon jardin. Une route doit être goudronnée. Lorsque je sors le soir en ville, je ne veux pas devoir prendre une lampe torche mais considère comme élémentaire la présence d’un éclairage public. Hors de question que je fasse ma lessive à la main  Une habitation confortable est une habitation « ropre »  les objets y sont rangés à leur place initiale, les amas de poussière sont retirés périodiquement et aucun animal ne doit être visible à l’oeil humain. Espace clos, protégé, aseptisé. L’on pourrait ainsi multiplier les « rincipes » structurant notre « onde ». Ce monde, nous l’avons créé et nous le reproduisons tous les jours par la répétition des mêmes actions, des mêmes pratiques, ou par l’imagination de nouvelles pratiques structurées suivant les mêmes logiques. Son agencement est le résultat tant de goûts esthétiques que de rapports sensibles aux êtres, tout particulièrement aux êtres vivants. Ces rapports et cet esthétique sont suscités à la fois par un imaginaire et par la structuration matérielle du monde. Infrastructures techniques et reproduction des pratiques sur le mode de l’habitus bourdieusien structurent nos rapports au monde et ainsi assurent leur propre perpétuation. Aucune de ces dimensions – esthétique/imaginaire/infrastructure technique/pratiques/système de valeur/rapport sensible aux êtres/etc. – ne me semble primer sur les autres. Il est vain de chercher à réduire la complexité des processus de fabrication d’un monde à une dimension première qui déterminerait toutes les autres. Mieux vaut les regarder comme des lignes de devenirs propres, elles-mêmes multiplicités, à la fois en relation les unes avec les autres et, toutefois, conservant une part d’autonomie. Ainsi, il est possible de se « aisir » de l’une de ces lignes pour entraîner le déplacement de toutes les autres. L’architecte poursuit un esthétique, mais pour l’obtenir il sera peut-être obligé de transformer les structures sociales ou politiques. Une nouvelle infrastructure technique transformera jusqu’à l’esthétique de nos villes, mais aussi les processus économiques, certaines structures sociales ou nos rapports aux êtres vivants. Mais inversement un nouveau rapport aux êtres ou un nouvel esthétique appellera de nouvelles infrastructures techniques et de nouvelles architectures… Il n’y a rien de mystérieux dans ces « éciprocités » d’action  une nouvelles existence surgissant sur la trame du réel produit des effets sur une multitude d’éléments de cette trame et ainsi de suite. Nul besoin de faire appel à une « écanique » pour expliquer ces rapports, bien au contraire, il semble que les concepts de multiplicité, de contingence, d’histoire, de construction et de structuration nous permettent une compréhension beaucoup plus fine et profonde de la complexité de ces phénomènes.

Nous vivons aujourd’hui une « uerre des mondes ». Un monde écologiste pas plus qu’un monde féministe ou anarchiste n’est compatible avec le monde capitaliste-industriel actuel. Nous devons donc recomposer un monde, nous devons « aire monde ». Il s’agit là d’une dynamique exhaustive qui ne peut limiter a priori sa portée. Nous devons laisser courir les conséquences sans chercher à limiter ces devenirs constituants dans une sphère préconçue. Ainsi à la fois se construit une cohérence par la relationalité (et non la réduction à une identité) et une dynamique de création fécondée par toutes ces interrelations. L’imaginaire, sans doute, constitue une puissante et incontournable porte d’entrée pour une telle recomposition, aussi voudrais-je ici esquisser comme la projection d’un monde radicalement nouveau dans son rapport aux êtres vivants. Son principe directeur est la recherche d’un symbiose entre l’être humain et les écosystèmes naturels, favorisant partout le foisonnement de la vie et l’esthétique de l’organique, mais poursuivant aussi le processus d’émancipation humaine des phénomènes sociaux de domination tout en déliant ce dernier d’une exigence apeurée de contrôle des autres vivants.

Par la fenêtre du train.

Que d’arbres  Des arbres partout. Parfois denses, et c’est la forêt, parfois lâches et espacés, et ce sont les champs cultivés. Parfois des interstices  de grandes prairies ou des petits champs de céréales. Ces derniers ressemblent à des prés, particulièrement hauts, mais presque tout autant riches d’espèces dans leur composition. Diverses céréales y côtoient des fleurs plantées comme sauvages, certes en moins grand nombre qu’une prairie à paître. La couverture arborée réalise l’harmonie du paysage, sa structure, tantôt distendue tantôt resserrée. Les prairies sont de larges mailles dans cette trame, quant aux villes, elles poussent entre les arbres dans un entrelacement de forêt et d’habitations. Les espaces naturels forment une continuité qui n’est brisée que par les voies ferrées humaines, dont on essaie toutefois de limiter l’impact en enterrant ou surélevant des tronçons. Pas de réseau électrique national, de lignes à haute ou moyenne tension. Seules les zones densément peuplée sont reliées par un réseau local, afin de limiter au maximum le volume de production installé. Les routes sont pour la plupart non goudronnées, souvent étroites. L’on favorise les pistes plutôt que les grands axes. La mobilité des humains a été profondément revues  on se déplace moins, mais pour des raisons plus importantes et plus longuement. On voyage plutôt que l’on « e déplace ». On part visiter des amis et on prend plusieurs semaines pour cela. Les « eek-ends » n’existent plus, le temps étant découpé de façon beaucoup plus libre, suivant des périodes plus longues et un rythme d’autant plus lent. Les voyages s’effectuent le plus souvent en train, relayé pour les derniers kilomètres par des transports collectifs, parfois simplement une voiture collective empruntée. On utilise parfois aussi le cheval, le vélo, ou tout simplement la marche. L’économie, la démographie et la vie sociale sont organisées afin qu’il n’existe plus de déplacements quotidiens sur de longues distances. Plus personne ne part au boulot chaque matin. Plus personne ne va faire ses courses deux fois par semaine dans un gros supermarché.

Mis à part les haies et quelques murets protégeant certaines cultures, il n’y a guère de partitionnement du territoire. Pas de parc privés barricadés de hauts grillages, pas de zones résidentielles composées de petits blocs privés contiguës, pas de parcelles paysannes clôturées. Les espaces de la vie humaine sont majoritairement ruraux et ouverts. Les terres paysannes sont gérées collectivement, comme elles l’étaient au Moyen-Age. Les hameaux se présentent en revanche, au contraire de leur forme historique, sous une forme dispersée et distribuée, non ramassée comme à l’époque. Sur un espace donné, généralement autour d’un réseau de noeuds comprenant un certain nombre de lieux collectifs, une pluricentralité, des habitations humaines se répartissent ça et là, sans ordre. Elles sont autant de lieux, possédant chacun leur intimité, mais nullement des parcelles séparées, nullement des surfaces délimitées et homogènes. Il est souvent difficile de distinguer les maisons, tant elles sont intégrées à leur environnement naturel. Murs en terre aux couleurs d’automne et aux formes rondes de talus, demi-enterrées ici, toit végétalisé là, toujours plus ou moins recouvertes par les arbres environnants ou des plantes grimpantes, lorsqu’elles ne sont pas dans les arbres ou même sous-terre  Les humains y habitent, mais pas seulement  les insectes comme les oiseaux y nidifient, dans les murs extérieurs, sous les toits et même dans les pièces intérieures tant que cela ne dérange pas excessivement les habitant·e·s humain·e·s. Les plantes poussent presque partout, les loirs et les souris sont les bienvenues dans la mesure de l’acceptable, suivant l’attachement de la ou le propriétaire des lieux à ses livres… Dehors, les animaux sont partout  canards, poules, moutons, vaches ; tous plus ou moins en liberté ou nomades, accompagnés par leurs berger·ère·s.

La Chavière est une commune modèle, avant-gardiste du monde écologiste finalement advenu. De la gare, une route goudronnée y mène et s’arrête à son entrée. Sur un parking ombragé, l’on parque les quelques voitures et fourgons collectifs, partagés par la communauté. Le reste des déplacements au sein du village s’effectuent à pied, à vélo ou à cheval. L’habitat étant lâche, le village tout entier ressemble à une forêt-jardin. À son centre, une grande halle ouverte et une salle communale pour les réunions et les assemblées démocratiques, suivant la météo. On trouve aussi, comme tiers-lieux dans le village, un cinéma coopératif dans lequel n’importe qui peut venir projeter un film pour lui-même et celles et ceux qui le rejoindront, deux bars, l’un faisant bibliothèque, une maison d’accueil toujours ouverte aux voyageur·se·s de passages, sorte d’auberge moderne autogérée. Bien sûr, il y a plusieurs ateliers partagés  menuiserie, poterie, vannerie, couture, pain, etc. Ils sont tenus par des artisan·e·s qui mettent à disposition de toutes et tous leurs moyens de productions quelques jours par semaines. Les personnes venant y autoconstruire leurs objets y trouvent une aide technique éventuelle et des conseils bienvenus. Tout le monde ici à ainsi l’occasion d’apprendre de nombreux savoir-faire. Les artisan·e·s, dans ce contexte, se contentent de réaliser les pièces les plus complexes dans leur réalisation. On trouve par ailleurs des lieux de distribution coopératifs, AMAPs centralisant la production agricole de la commune essentiellement. Il existe aussi quelques boutiques marchandes, vendant des objets achetés sur le marché extérieur, au moyen de monnaie. Ces boutiques sont peu fournies, mais on y commande des biens, souvent collectivement, afin d’économiser les coûts tant économiques qu’écologiques. Le marché local, entre les producteurs de la commune, est pour sa part non marchand. C’est politiquement, lors des délibérations collectives démocratiques, que l’on règle les éventuels problèmes d’adéquation entre « ffre » et « emande ». On s’assure simplement que personne n’ait l’impression de se trouver lésé, de travailler plus que les autres ou bien de ne pas bénéficier des mêmes services. Il n’y a aucune planification de la production, mais simplement des engagements mutuels entre producteur·rice·s  la menuisière s’engage à répondre aux demande de la commune, les agriculteur·rice·s à la demande de nourriture, les deux boulangers à la demande de pain, etc. Si la demande est trop importante, il faut attendre, ou bien autoproduire. Sur le long terme, la commune cherche ensuite à trouver un·e nouvel·le producteur·rice pour la production considérée. Partout dans la commune, l’eau est potable  les nappes phréatiques ne sont pas polluées, car plus aucun produits chimiques toxique n’est utilisé nulle part, ni dans l’agriculture, ni au sein des foyers, ni dans aucune production artisanale. Tous les foyers sont autonomes électriquement, pour des puissances très faibles de tout au plus quelques centaines de kW. De petites éoliennes faites artisanalement et quelques panneaux solaires suffisent. Un moulin à eau le long de la rivière en contrebas complète les besoins électriques de la communauté, notamment ceux des ateliers artisanaux, consommateurs importants. L’électricité ne sert dans les habitations qu’au fonctionnement d’appareils informatiques ou d’électroménager, mais dans les ateliers, certaines machines fonctionnent à l’électricité. L’eau est chauffée au solaire et les maisons au bois. L’efficience énergétique des bâtiments est telle que la consommation de bois est dérisoire. Le bois est tout entier issu du territoire de la commune  de jeunes taillis que l’on coupe dans un volume limitée par la vitesse de croissance des nouvelles plantations.

Toutes les terres sont propriété de la communauté  elles sont cédées aux habitants sous une forme juridique rappelant la tenure moyenâgeuse ou un bail emphytéotique. Les habitants disposent des droits d’un propriétaire, mais ils ne peuvent s’accaparer la terre qu’ils reçoivent  ils ne peuvent la clôturer, empêcher les autres membres communautaires (et aussi les non-humains?!) de leurs droits d’usages de ces terres, et bien sûr, ni la louer ni la vendre. La liberté de construction et de pratiques, sur ces lieux, est totale. Pas de « ermis de construire » à demander à la mairie, ni d’autorisation d’aucunes sortes. En revanche, ce sont des pratiques qui sont interdites entièrement sur la commune  l’usage de produits chimiques polluants, certaines pratiques écocidaires, l’artificialisation des sols, certaines pratiques conduisant à l’accaparement de la terre et entrant en conflit avec les droits d’usage, etc. Chacune et chacun vit ici finalement une vie très individualiste, s’affairant à ses occupations régulières, organisant son temps et son travail de manière libre, s’acquittant seulement des obligations collectives  participer aux récoltes la saison venue, aider les nouveaux voisins à construire leur maison, entretenir à tour de rôle les chemins, etc. Ces tâches sont équitablement réparties entre les personnes, bien que l’on aille pas non plus compter les heures de travail de chacun·e. L’important est que le temps personnel dépasse largement le temps de travail obligatoire envers la communauté, afin de ne pas donner l’impression aux personnes d’une aliénation dans le collectif. La communauté allie ainsi deux objectifs  poursuivre l’émancipation individualiste des êtres humains entamée par l’histoire récente de nos sociétés et malgré tout organiser une vie communautaire collective. Chaque personne est libre de définir son degré d’engagement dans le collectif  elle peut choisir de donner à la commune entre un et trois jours par semaine de son travail. Son accès à la production locale sera fonction de cet engagement. Mais bien évidemment, en cas de situation exceptionnelle, la naissance d’un enfant par exemple ou une maladie quelconque, la personne acquiert un accès maximal à la production collective, sans regard pour son travail passé. Les membres de la communauté ont par ailleurs un devoir de solidarité auquel ils ne peuvent se soustraire. En cas d’urgence, leurs plans personnels peuvent ainsi être remis en question. La communauté garantie ainsi le maintien de tous et de toutes dans leur condition matérielle d’existence, quelque soit les aléas qui peuvent venir perturber leurs vies. Si l’accès aux ressources dites « e luxes », c’est-à-dire non nécessaires, est inégal, fonction de l’investissement inégal de travail des personnes, la subsistance est garantie pour tous, sans condition.

Le soir se couche sur La Chavière et quelques habitant·e·s se retrouvent sur une petite place arborée, surabondante de fleurs entre lesquelles toutefois l’on a disposé des tables de bois, sous les tonnelles de plantes grimpantes. On y boit des bières locales, du vin importé d’une commune voisine ou bien des jus de fruits fraîchement pressés des arbres environnants ou des tisanes de plantes ramassées localement. Douce vie que celle-ci, toute entière tournée vers la réalisation de désirs finis, mûris sagement, à l’inverse de la machine désirante capitaliste, créant perpétuellement de nouveaux désirs. Une telle vie retrouvée n’a été rendue possible que par l’acception des limites posées par les lieux. Non, à La Chavière on ne boit pas du café tout les matins, et on y trouve ni mangue ni banane. On mange et on boit les produits seuls qui peuvent pousser ici ou dans les régions environnantes, et l’on s’en satisfait. Au lieu de regarder l’ailleurs avec une envie jalouse, au lieu de rechercher, comme désirable, une ubiquité fantasmée en faisant venir à ses pieds les produits du monde entier, l’on se plaît plutôt à éprouver l’intensité du lieu que l’on habite, l’intensité des expériences proches que nous vivons. On ne jalouse ni vie à Tahiti, ni la maison de la voisine… C’est là le second aspect essentiel permettant une commune anarchiste comme celle que j’ai imaginé ici  la nécessaire acceptation des différences entre les personnes, qui ne doivent pas être vécues comme des inégalités injustes. On ne doit pas concevoir l’inégalité en dehors de l’exploitation. Là où personne n’exploite personne, là où les seules différences de travail personnel et de talent se manifestent, l’on ne peut parler d’inégalités mais l’on doit utiliser le terme de « ifférence ». Parler d’inégalité serait quantifier des éléments qui ne doivent pas l’être. Plus globalement encore, une société anarchiste ne peut être qu’une société où l’on en finisse avec cette habitude – si exacerbée dans la bourgeoisie –, consistant à se comparer sans cesse aux autres, à les juger et en retour se sentir jugé·e par le collectif. Personne ne doit juger personne et chacun·e doit poursuivre son devenir propre, sans se comparer aux autres ni vouloir imiter leurs devenirs. Resituer ainsi la vie humaine dans un devenir permet de lever entièrement le problème de l’inégalité quantitative telle qu’elle fut posée par le communisme  l’important n’est pas que chacune et chacun travaille un exact nombre d’heure par semaine, vive dans une habitation rigoureusement de même surface, etc. L’important est que les possibles soient les mêmes pour tous. L’égalité est toujours politique et elle s’exprime toujours sur un champ de potentialité. Pour le reste, il n’y a que des différences, que jalouser reviendrait à nier la singularité du devenir de chaque vie, singularité étant l’une des dimension essentielle de sa liberté, comme de son autonomie. Respecter et encourager l’autonomie individuelle tout en empêchant celle-ci de se retourner contre un tissu collectif par ailleurs cultivé, en empêchant toute domination, voilà ce qui me semble être la racine du projet anarchiste, qu’il serait judicieux de poursuivre aujourd’hui…

C. E. D.

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