8. Blessure – Nuci Fera
La crise provoquée par l’actuelle pandémie a fait apparaître les faiblesses des économies mondialisées et alarmé les tenants et défenseurs de l’ordre des choses. Étant bien sûr hors de question pour eux d’admettre l’inanité de cette civilisation, ils continuent à œuvrer pour que perdure coûte que coûte la soumission du monde. Considérant le « système Terre », réduisant chacune des incroyables formes de vie à un organe fonctionnel et connecté de la grande machine cybernétique, ce qui est craint par dessus tout c’est la « vulnérabilité », c’est-à-dire la possibilité même de la blessure. Les bonimenteurs transhumanistes, ceux là qui prétendent augmenter leur humanité à grand renfort d’implants en téflon, travaillent à fabriquer des existences sans fin, débarrassées des erreurs, des accidents, des hasards, des surprises et des joies.
Ils veulent la résilience partout : écosystèmes, systèmes financiers, modèles de développement, organisations sociales… Ce que la résilience veut dire (du latin resilire rebondir), c’est encore la quête de l’immortalité, le refus de la blessure et de la faiblesse, l’angoisse de la lenteur et du silence. Je ne veux pas de résilience, je ne veux pas que leurs systèmes surmontent les crises et retrouvent leur « équilibre ». Je veux qu’ils ne s’en remettent pas, et qu’ils disparaissent tout à fait.
Il n’y a pas dans le vivant de système, de logique, d’équilibre ni de réseau. Pas plus qu’il n’y a d’harmonie d’ailleurs. Mais de la beauté, oui. Partout. Il y a la Vie et c’est Tout. Et c’est bien.
MÉMOIRE
Certains croient en la mémoire de l’eau, font l’hypothèse que les éléments retiennent une part de ce qui les a traversés. Puisque cela est affaire de croyances, je choisis de croire en l’indifférence de la Nature, en sa totale amnésie.
Voir les immenses fromagers s’emparer des temples cambodgiens, ensevelir sous leurs racines les traces de l’Empire Khmer …… les grands corbeaux nicher aux étages des tours de la Défense, les prairies nouvelles s’élancer sur les aires de parking abandonnées, les taillis de saules fissurer les quais de Seine …… les arbres enfin libérer les fleuves, délacer les corsets de béton qui entravent leurs flots ……
Je veux croire que la Nature consumera les décombres de cet Empire-ci sans le moindre regard, le moindre souvenir, dans la plus parfaite indifférence à cette civilisation qui n’est supportable qu’à l’état de ruines. Et cette indifférence me rassure. C’est à ça que servent les croyances.
JUSTICE
Le discours de l’Anthropocène avance que l’espèce humaine est responsable des bouleversements climatiques et géologiques à l’œuvre. Mais de qui parle-t-on quand on évoque « l’Humanité »? Humanité qui -refusant sa place parmi les autres animaux- n’a justement jamais consenti à se considérer comme espèce, massacrant ses frères et sœurs, empoisonnant ses enfants, détruisant enfin tout ce qui lui permettait de vivre. Ce discours donne à voir l’espèce humaine comme une force agissante homogène et cohérente, ignorant par là les contradictions et dominations en son sein. Comment associer dans un seul grand récit les patrons des manufactures de Manchester et les ouvrières rivées de l’aube à la nuit aux métiers à tisser ? Les capitaines européens des vaisseaux négriers et les femmes et hommes mandingues, peuls, songhaïs entassés à fond de cale ? Les familles tchouktches chantant le sacrifice du renne dans la toundra et le fonctionnaire soviétique qui l’explore et n’y voit que ressources de gaz et pétrole ? Englober ainsi l’immense diversité des peuples et de leurs manières d’être au monde sous la notion d’Humanité permet d’occulter la question de la responsabilité.
Il y a ceux qui jardinent dans les forêts et ceux qui impriment des billets, ceux qui parlent aux oiseaux et ceux qui organisent le télétravail, ceux qui lisent dans les étoiles et ceux qui vident le monde.
FUTUR
Il nous faut bien imaginer des lendemains autres que ceux promis par les fables contemporaines qui se nourrissent du naufrage en cours, terrifiantes littératures qui excitent notre paralysie, nous peignant les enfers irrespirables de cauchemars totalitaires à venir.
« Découverte » par le navigateur français Bougainville en 1768, colonisée par l’Allemagne, occupée par le Japon, récupérée par l’Australie, l’île de Bougainville est depuis 1975 un territoire de la Papouasie Nouvelle Guinée. Pourvues d’un sol riche en cuivre, ses montagnes luxuriantes furent vendues au géant minier anglo-australien Rio Tinto, déterminé à poursuivre la vaste entreprise de réduction du monde, transformant la jungle, bourdonnante de mille vies, en un vaste trou stérile, saccageant les forêts, polluant les rivières. Face à cette destruction, la résistance s’est levée et la lutte contre la mine s’est vite muée en lutte pour l’indépendance. Soumise à un blocus total de l’île, la population a été contrainte de ne compter que sur elle même pour se nourrir, se soigner, se loger, se vêtir, fabriquer énergie, carburant, outils, instruments de musique, etc. Et c’est en utilisant les foisonnantes existences végétales locales mêlées aux débris des installations minières abandonnées que l’autonomie vit, superbe hybridation du vivant et des ruines. Francis Ona, l’une des grandes figures de cette résistance, espérait « que le blocus continue » pour que perdure l’autonomie créatrice retrouvée.
Là vit et fait vivre le cocotier, ailleurs sont le châtaigner, le bouleau, l’érable ou l’olivier, arbres nourriciers et guérisseurs… Partout nous saurons vivre à nouveau.
Nombre de savoir-faire ont été volés, confisqués, perdus, mais je n’ai aucun doute sur notre capacité à les retrouver et en réinventer. Ce n’est pas tant la perte des savoir-faire qui doit nous inquiéter, c’est la perte en notre confiance à faire. On a réussi à nous faire croire que nous ne savions plus vivre, que nos corps et nos âmes ne nous suffisaient plus. Que nous avions besoin de spécialistes et de machines, de conseillers et de définitions…
Faut-il que nous provoquions nous mêmes le blocus ?
Nous savons vivre. Nous savons être au monde, immédiatement. D’ailleurs nous ne savons que cela.
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